dimanche 15 mars 2020

Le premier mot


Le premier mot

Les jacinthes surgissaient dans la nature comme des cris dans les bouches affamées de soleil et d’eau. Tous les animaux dormaient au fond de la grotte et leurs ombres pliées de nuit et de peurs, s’avançaient. L’on devinait peu à peu, au milieu de leurs gueules, un sourire plein d’humanité. Leurs dents déchiraient cette volupté débordante et ils restèrent ainsi, immobiles, les yeux clos. Que pourrait-il arriver à cette horde de bêtes assoiffées de vie, de curiosité, en parfaite mutation, sinon un tremblement commun qui les poussaient vers le dehors? 
Mais, malgré le souffle entier, l’envie de bondir, ils attendirent. L’aurore venait d’ouvrir le monde devant eux, la prudence, l’écoute de la nature, l’instinct, étaient leurs qualités premières. Une masse silencieuse c’est ainsi formée, un rictus de joie à peine dissimulée c’est inscrit sur chaque gueule, plus une boule dans la gorge, une respiration commune soulevait leurs poitrines à l’unisson. Leur sang était épais comme du lait rouge et il pesait leur masse. Un murmure sonnait leur nuit, bon sang les voilà maintenant tous, toutes cloué.e.s au sol, souples, mobiles, réveillé.e.s, découpé.e.s par une diagonale de lumière vive. Que de souffles constants prêt à bondir. Les bêtes écoutaient les bruits que faisait la nature au moment où elle respirait à nouveau. Les femelles se sont avancées et ont rejoint les deux mâles à l’entrée de la roche. Elles posaient leurs arrière-trains en diagonale, bien soulevés, profitant de la fraicheur exquise de l’aube que leur soufflait aux cons. Tous et toutes sourirent. Le groupe restait solide. D’un bond, une des jeunes femelles, Ariah, sauta sur une pierre qui se trouvait juste devant l’entrée. Accroupie et tremblante elle poussa un sifflement inouï, un début d’échauffement au corps, une lancée dans l’inconnu, une fissure dans la gorge, une libération. Tous ces êtres ne vivaient que comme un animal unique, formant un seul dos en souffle retenu, glissant au sol pour échapper aux fauves, debout aux heures de la cueillette et couchés autour du feu pour s’enivrer de songes communs, soudain coururent chacun leur tour vers le dehors. Ils ne voulaient plus être ensemble dans la chaleur du groupe et se sont mis à sauter partout, chacun.e à sa guise dans une danse qui soulevait la poussière. Parrot, le plus jeune, semblait voler tant ses pieds le portaient hors sol. Il était beau, découpé dans le bleu. D’autres frappaient la terre si fortement que leur sang s’est mêlé, une femelle se roulait au sol prise par des spasmes, entière et pleine. Tout.e.s se laissèrent avaler par le sifflement qui les avaient transpercé. Leurs corps tremblaient, suaient et vibraient sans qu’aucun geste ne puisse les ramener à la vie. La journée passait à leurs côtés sans que leur danse vibratoire se soit calmée. L’un.e après l’autre a pu déverser dans ces champs rengorgés d’eau, de fleurs et d’aliments, un futur dont ils ne pouvaient pas encore expliciter le contenu. Chaque morceau de terre, chaque pierre faisaient corps avec ce mouvement de danse en continu. Un bruit venu on ne sait d’où se formait et puis partait en murmure rasant le sol. Leurs pieds creusaient à la fois la terre, l’herbe, malaxant la boue. Le plus vieux d’entre eux était resté en retrait et n’avait pas été avalé par cette transe sans maître. Il marchait lentement, seul et sentant très tôt les vibrations de la lumière, il ne tardait jamais à surprendre le soleil se lever et briser d’un coup ce noir qui les obligeait à fermer les yeux. Il sentait aussi que bientôt ce rituel de vie, de masse décomposée, de courses à travers champs pour résister aux assauts d’autres animaux, allait se terminer. Ses forces le quittaient, la vie fuyait son désir et il acceptait cela en s’éloignant de la meute, peu à peu, comme si la nature n’appelait que lui. Son souffle qui le poussait à vivre allait s’éteindre. Il mangeait en prenant le temps de dépiauter tous les petits os de la viande et ensuite, il les gardait pour les gratter à l’aide d’un autre os, très affuté, une arme en sorte. Il les lavait à a source en les faisant sécher sur de larges feuilles douces comme du duvet. Son plaisir de vieille bête assagie par les coups et les chutes, était de façonner cette parure qui pendait à son cou déjà un peu lâche et tordu. Néanmoins, son squelette semblait parfois plus rond, plus souple que beaucoup d’autres bêtes plus jeunes. Il s’étirait plus loin que son pauvre corps lui permettait. Il faisait presque tout par instinct, malgré le savoir de la meute, le vieux avait ruminé son petit rituel de bien être. Pendant que les osselets séchaient, il se promenait et jugeait de la façon la plus douce de reprendre ses forces. Son nez trouvait tout dans la nature riche des secrets qu’il tentait de découvrir, poussant chaque fois plus loin ses manipulations avec les fleurs, feuilles et branches, ainsi que les fruits secs résinés qu’il ramassait à l’automne. Un rituel de plantes bien mâchées, crachées dans une sorte de coupelle noircie au feu. Ensuite, il obtenait une teinture, un secret dont il se faisait le gardien. Ses outils étaient cachés dans un sous bois pas très loin de la roche où la meute s’était organisée pour l’hiver. Mais là, quoi faire devant cette folie collective, ce tremblement de corps, Grou a compris pour la première fois, que la nature ne lui parlait plus. Un secret venu d’ailleurs, d’un temps qu’il ne savait pas encore comment nommer, échappait à son instinct. Le vieux Grou est resté les yeux posés sur cette horde de possédés, a levé son museau au ciel et attendu que la nuit lui réponde. Il reniflait l’air, surveillant les chemins, buvant aux sources si fraîches, il n’attendait qu’une chose, que le groupe s’épuise de cette folle emprise des corps. La nuit semblait refuser de descendre sur la vallée retenant la lumière, le rouge déchirait le ciel en lambeaux, l’enfer s’inventait une parure flamboyante chaque soir et mourait derrière une coupe tragique et sans nom. Quand le noir fut total et effrayant, les corps ont peu à peu disparus, avalés par la terre, sans aucun bruit. Revenus à l’état d’argile, ils semblaient poser pour l’éternité. Grou n’a rien vu, mais il sentait bien que la terre se retirait en emportant quelque chose. ll écoutait une autre résonance, la peur l’a envahi, pour se rassurer il passa sa griffe sur le collier, il s’est mis à l’agiter, on aurait dit une pluie qui lui tombait sur la gorge, les osselets vibraient doucement et puis le vieux a levé les bras, il a sauté aussi, tournant sur lui-même, les colliers se mirent à tourner autour de sa tête, et c’est la tempête qui est montée comme un nuage de poussière qui l’a mangé à son tour. Sa carcasse est tombée comme une masse et le sable qui s’incrustait sous sa peau lui donnait une forme plus claire, son squelette tenait debout à nouveau. Une fois le calme revenu il a ouvert les yeux, un autre avait déjà pris sa place, son vieux corps de bête avait disparu, il s’était allégé, flottant sur son crâne et pouvait voir toute la vallée comme Dieu du haut de son perchoir ! Il était à la fois goutte d’eau et brindille, vent et insecte, Grou pouvait écouter un cri , même très faible et connaître sa provenance. En redressant son cou, il n’était plus le maître ni des osselets, ni de leurs secrets. La peur l’avait quitté, soudain il est devenu si fatigué, sa bouche s’est ouverte, sa langue a glissé sur ses dents effilées, son front s’est déplié et puis, rien. Ancré au sol, devant la source l’homme a ouvert grand sa bouche et a prononcé son premier mot.

lidia martinez